Alexandre Decharneux est Compagnon menuisier du Devoir de Liberté, dit Brabançon Noble Cœur. Dans un entretien qui s’est déroulé au cœur de l’exposition consacrée au Compagnonnage durant l’été 2023 à l’Espace Entrée Libre d’Etterbeek (Bruxelles), jusqu’au 31 août, le jeune homme s’est dévoilé et a évoqué son parcours dans les arcanes de ce système de transmission d’une expérience unique qui traverse les siècles et, de plus en plus, les frontières. Là, où, heureusement, les artisanes trouvent enfin leur légitime place.
« Il n’y a pas de hasard, que des rendez-vous », clama Paul Éluard, poète engagé. Ainsi, un de mes très lointains parents, Camille Biver (1917-1981), chanteur et poète, composa et interpréta une chanson titrée Les Tours de Notre-Dame où, de manière prémonitoire dans les années 1960, il chanta :
« Fiers compagnons, beaux artisans,
Nous referons des cathédrales
Qui grandiront du fond des ans
En unissant tous nos mains sales. »
C’est dans la capitale de l’Europe, qu’Alexandre Decharneux, commissaire de cet événement culturel hors du commun par la présentation d’une dizaine de chefs-d’œuvre ou maquettes remarquables, m’accorda un entretien.
– Parlez-nous de votre formation, de votre itinéraire professionnel, de ce fameux Tour de France qui, contrairement à ce que d’aucuns croient, n’a aucun rapport avec le cyclisme…
– J’ai commencé ma formation il y a presque neuf ans en allant faire mon CAP en France dans un centre d’apprentissage des Compagnons du Tour de France[1]. J’y ai obtenu mon certificat d’aptitude professionnelle au bout de deux ans et ensuite je suis parti sur le Tour de France. J’ai voyagé à Toulouse, Grenoble, Nantes, Paris…, j’ai eu la chance de rencontrer énormément de personnes durant ce parcours et d’apprendre le métier me permettant, à présent, d’être installé en Belgique (Frasnes-lez-Gosselies).
– Évoquez-nous davantage ce parcours initiatique et l’objectif de votre exposition bruxelloise.
– La journée, nous sommes salariés dans des entreprises et, le soir, il s’agit du « vrai » Compagnonnage, là où nous dessinons, construisons des maquettes, faisons des exercices, c’est-à-dire des chefs-d’œuvre. Certains d’eux sont exposés dans le but de les mettre à l’honneur après la Sainte-Anne qui vient de se dérouler fin juillet à Bruxelles. Ce fut un événement historique puisque depuis cinq cents ans, jamais cette fête patronale n’était sortie de France.
Nous avons donc eu l’audace d’organiser cela et, pour en faire écho, nous tenions à réaliser une exposition afin de mettre l’accent sur ce centre d’apprentissage du Jura et de faire découvrir le Compagnonnage, ici, au cœur de l’Europe, car il n’a jamais réellement pu se développer au-dessus du nord de Paris.
Nous tentons progressivement de faire découvrir les belles valeurs que nous essayons de véhiculer à travers des métiers et des humains.
– Les légendes, les coutumes, les us sont-ils toujours d’application ? Par exemple, la Mère ? La Mère, en milieu compagnonnique, est la personne qui veille sur la vie intérieure de la Cayenne – Maison des Compagnons -, accueille, soutient moralement et est un éventuel lien avec les familles.
– Oui, nous avons les Mères dans nos sièges. Il y a la Mère chez les charpentiers, il y a la Mère chez les menuisiers. C’était la seule figure féminine dans le Compagnonnage, mais, à l’heure actuelle, le Tour de France s’est agrandi et les femmes y sont de plus en plus présentes. Nous sommes très heureux de les accueillir, d’ailleurs. L’année prochaine, je pense que nous pourrons recevoir les premières femmes Compagnonnes à la Fédération compagnonnique.
– Participez-vous au renouveau de la cathédrale de Paris ?
– Certains Compagnons y participent, effectivement. Si un Compagnon peut être salarié dans une entreprise ou artisan, pour ma part, j’ai eu l’occasion de travailler sur d’autres beaux monuments, puisque j’ai été chef d’atelier durant deux années dans l’entreprise consacrée aux Monuments historiques de Pais. J’ai eu l’occasion d’aller à Matignon, à Versailles, à l’Élysée, dans divers endroits qui sont tout aussi beaux que Notre-Dame.
– Quel était votre rôle ? Restauration et/ou apporter quelque chose de nouveau avec un autre regard par rapport au Compagnonnage ancien ?
– Nous étions dans la restauration pure et dure et suivions les directives des architectes des Bâtiments de France, mais c’est vrai que nous intégrons des techniques modernes, on l’a vu avec des 3D qui ont été réalisées à l’occasion de Notre-Dame de Paris. Ce sont des éléments-clés vers une ère de modernité. C’est tout l’enjeu du Compagnonnage : innover et faire perdurer nos traditions.
– Au-delà du métier, peut-on dire que le Compagnonnage est une École de Vie ?
– Tout-à-fait ! On apprend énormément quand on se trouve éloigné de sa famille, que l’on doit prendre ses responsabilités et vivre en communauté, découvrir ces aspects fraternels aussi. On apprend à s’émanciper, à devenir des Hommes, au travers de ce fil conducteur qu’est toujours le métier.
– Le Tour de France pourrait-il devenir européen ?
– Le Compagnonnage a des points de chute dans d’autres pays. Ainsi, on a des Compagnons aux États-Unis, en Inde… Là où il y a un Compagnon, il peut y avoir des itinérants (étudiants dans le but de parfaire sa formation).
– La transmission s’opère donc au-delà de la France ?
– Oui, même si c’est encore au stade embryonnaire. En Belgique, le Compagnonnage est très peu connu, pourtant, cela peut être un moyen d’apprentissage incroyable en alternance. Ainsi, on peut être à la fois salarié six semaines dans une entreprise, puis deux semaines en formation. C’est quand même une belle arme pour se former professionnellement de manière concrète.
– Quel message souhaitez-vous passer à un jeune ? Au-delà des voyages, quelle différence y a-t-il entre l’école traditionnelle et le Compagnonnage ?
– C’est une question qui se pose souvent à l’itinérant, car c’est dur de partir de chez soi durant dix ans. C’est long ! Mais, c’est tellement formateur et quand on revient… On part d’une église et d’un clocher et quand on revient, on les regarde tout-à-fait différemment ! C’est une expérience magnifique qu’il faut oser entreprendre et quand on l’a réalisée, on est vraiment content. Tout l’enjeu pour les jeunes qui ont été reçus Compagnons, est de transmettre à leur tour. On m’a expliqué ça la première fois que je suis parti sur le Tour de France.
– À savoir ?
– Je voulais payer le plein d’essence au Compagnon qui m’amenait à mon premier patron. Il me dit : « Non, tu apprendras que dans le Compagnonnage, d’abord on reçoit, ensuite on donne. » C’est tellement fort, c’est tout l’enjeu d’aujourd’hui et du futur : retransmettre ce que l’on nous a donné gratuitement !
Pour conclure ce reportage, je précise que les Compagnons et Affiliés Menuisiers et Serruriers du Devoir de Liberté sont des « Enfants de Salomon », le rite du Devoir de Liberté ayant pour fondateur légendaire le roi Salomon dont le règne se serait étendu de 970 à 931 av. J-C. Les Compagnons s’appellent entre eux « pays » et ont un patronyme compagnonnique constitué du nom de région ou province dont ils sont originaires et d’un trait de caractère.
Dans le cas d’Alexandre Decharneux : « Brabançon Noble Cœur ».
En Franc-Maçonnerie Opérative, considérée par des historiens comme la cousine du Compagnonnage, ce patronyme est aussi de mise au Rite Opératif de Salomon. Dans le cas de votre serviteur, il s’agit de « Bourgogne Persévérant ».
Décidément, il n’y a pas de hasard.
[1] Institut Européen de Formation Compagnons Tour de France à Mouchard, avec des partenariats européens pour les stages en entreprises en Allemagne, Belgique, Écosse, Espagne, Estonie, Finlande, Irlande, Italie, Pologne, Roumanie, Suède…